Lecture commune : Les longueurs

C'est un roman que j'ai lu à sa sortie et en novembre dernier, il a été proclamé lauréat du Prix Vendredi 2022. J'avoue avoir été interpellée par cette distinction : ce roman aborde un sujet tabou, celui de la pédophilie. Mais il le fait d'une façon que je n'avais jamais lue auparavant. Quand un roman vous laisse tourmenté, rien de mieux que de solliciter une amie blogueuse pour échanger nos ressentis :  Isabelle du blog L'île aux trésors a accepté d'emblée. Du coup, nous avons dû faire une deuxième lecture de ce roman éprouvant. Vous verrez que je me fais souvent l'avocat du diable dans mes réponses, alors que mon interlocutrice temporise souvent. Elle m'a permis de mieux cerner mon malaise sur certains aspects, même si je reste campée sur mes positions sur d'autres, sur ce sujet qui me touche de près. 

                                                           Photo : Site Prix Vendredi

Isabelle : Qu’est-ce qui t’a donné envie de lire ce roman ? Sans doute connaissais-tu l’autrice ? Ou peut-être as-tu été intriguée par cette couverture lourde de symboles ?

Pépita : L’autrice d’abord dont j’apprécie le regard, et le thème qui me touche particulièrement. Cette couverture intrigante et suggestive aussi. Quel lien peut-il y avoir  entre les longueurs et le thème lourd de ce roman me suis-je dit ? Et toi ? Comment es-tu parvenue à cette lecture ? C’est toujours intéressant le chemin qui nous mène vers un livre à un moment donné, surtout quand il s’agit d’un thème comme celui-ci.

Isabelle : J’avais entendu parler en bien de cette autrice mais je n’avais jamais eu l’occasion de la lire. Je lis beaucoup avec mes enfants et il me semble qu’ils ne sont pas encore tout à fait entrés dans la cible d’âge de ses romans. Mais quand j’ai découvert la sélection du Prix Vendredi, j’ai tout de suite été intriguée par ce titre polysémique et par la couverture qui m’a tout de suite fait pressentir le thème. C’était clairement celui que j’étais le plus curieuse de découvrir même si j’avais de l’appréhension par rapport au sujet.
Je me demandais comment l’autrice s’y prendrait pour parler à hauteur d’enfant d’un sujet aussi effroyable que la pédophilie. Je voyais bien l’intérêt de briser ce qui reste un tabou mais il ne s’agissait pas non plus de traumatiser les jeunes lecteurs. Comment décrirais-tu la façon dont Claire Castillon s’y est prise ? Toi qui fréquentes tant de jeunes lecteurs, penses-tu que ce texte sera lu et leur parlera ?

Pépita
: Le roman commence et se termine par le duo mère-fille, très fusionnel à la séparation des parents, un père parti refaire sa vie aux États-Unis : dès le début,  une inquiétude de la mère face aux changements d’Alice sa fille et la fin avec la révélation choc, et au milieu des flashbacks de la voix d’Alice qui raconte comment cet homme très proche de la famille a mis son emprise sur elle et sa mère, quoique pour elle, cette emprise soit différente. Nous avons donc Alice à 15 ans qui commence à douter et Alice depuis ses 8 ans, et surtout à 10 ans, âge à laquelle la pédophilie est réellement entrée dans sa vie. Il y a aussi Anna, son double, celle que fantasme le pédophile, et qui permet au fur et à mesure à Alice de se dédoubler pour mieux supporter (un mécanisme fréquent en cas d’agression sexuelle).

J’ai lu ce roman deux fois et à la deuxième lecture, je me suis dit que le début et la fin auraient suffi tant c’est cru. Ce côté-là du roman m’a vraiment interrogée : est-ce nécessaire ? Car il annihile tout recul tant il convoque notre côté “voyeur” même si on s’en défend (j’avoue que de nombreuses réactions de lecteurs et lectrices m’ont assez agacée en ce sens : une agression sexuelle n’est pas une partie de plaisir, à quoi ils s’attendaient donc ?).
J’ai proposé à des ados de me donner leur avis sur ce livre, j’ai prévenu qu”il était difficile (comment faire autrement ?) et ils n’ont pas souhaité le lire, des romans moins crus et disons plus “suggestifs” leur conviennent davantage, d’où mon interrogation formulée plus haut.

Isabelle : C’est vraiment la question centrale que ce roman soulève. J’ai eu la même réaction épidermique que beaucoup et le même questionnement que toi sur la façon très directe dont les agressions sont décrites : les mots prononcés, les corps, les gestes, les odeurs. Il y a un choc, une dissonance presque insupportable avec les mots enfantins de la narratrice. Comme pour toi, cette sensation a été décuplée à la deuxième lecture, comme une impression de scruter chaque facette de quelque chose de sordide face à laquelle je me suis demandé combien j’allais encore pouvoir en supporter. C’est intéressant ce que tu dis sur tes lecteurs ados, j’aurais tendance à anticiper ce type de réactions et je ne trouverais donc pas facile de conseiller ce texte.

Et en même temps, j’ai un vrai doute. Le roman montre très bien à quel point le fait de ne pas parler de pédophilie rend les victimes vulnérables. Ce qu’elles vivent devient honteux, indicible. Et les prédateurs sexuels peuvent profiter de non-dits pour instiller le doute sur ce qui est acceptable ou pas. C’est là que je vois un intérêt à décrire les choses précisément : si certain(e)s des 165.000 enfants qui subissent chaque année une agression sexuelle reconnaissent ce qu’ils ont vécu dans certains aspects de l’histoire d’Alice, il me semble que ce livre peut les aider à comprendre et à parler.

Pépita : Pour moi, avant la pédophilie, c’est d’abord un roman sur l’emprise dont les mécanismes sont très bien montrés (voir le roman de la même autrice “Son emprise” publié chez Gallimard) car c’est d’abord l’emprise qui permet au prédateur sexuel de tisser sa toile et de passer à l’acte.

Isabelle : Je ne savais pas que Claire Castillon avait déjà écrit sur le sujet, je regarderai si tu me le conseilles. J’ai aussi trouvé que les mécanismes d’emprise était restitués avec justesse : le rôle des liens d’interdépendance et d’affection qu’Alice comme sa mère craignent de perdre, les repères qui se brouillent sous l’action d’une personne investie d’une autorité, le chaud et le froid soufflé qui altèrent la confiance en soi de la victime, les remarques dévalorisantes, le chantage affectif, les menaces…

Pépita : Pour ma part, j’ai été infiniment touchée par la petite fille de 10 ans (surtout quand on se souvient d’un corps de petite fille de 10 ans…) et moins par la jeune fille de 15 ans. La mère, je l’ai trouvée particulièrement infantile et le père effectivement lointain et peu concerné, un terreau idéal pour le prédateur, ami de la maman. Comment as-tu  perçu les différentes Alice à travers cette construction ? Et sa mère ? Et son père ?

Isabelle : J’ai trouvé la construction très pertinente à la fois d’un point de vue littéraire et psychologique. On rencontre la narratrice de 15 ans dans un état terrible, lors de journées décisives où son mal-être déborde, devient intenable. On se demande forcément comment les parents, l’entourage, la justice ont pu laisser les choses en arriver là. Et aussi, évidemment, comment Alice va s’en sortir. La tension qui plane sur ces heures va encore monter d’un cran par l’incursion dans son déroulé de flash-backs qui nous montrent Alice plus jeune.

Je te rejoins sur le fait que cette petite fille est bouleversante : ses mots d’enfant, sa candeur, sa volonté si enfantine de faire plaisir aux adultes, ses doutes… Elle a suscité chez moi un véritable élan protecteur. J’aurais voulu hurler à ses parents d’ouvrir leurs yeux. Ils ne voient RIEN, la mère semble naïve, le père peu investi. Ça m’a questionnée en tant que mère - peut-on vraiment passer à côté de quelque chose d’aussi énorme ?

Peut-être le récit de la narratrice de 15 ans fonctionne-t-il un peu moins bien car son histoire est plus ramassée. Il y a un déséquilibre entre le basculement qui est en train de s’opérer en quelques jours, quelques heures, avec en contrepoint le récit de l’installation d’une emprise sur plusieurs années. Ce n’est sans doute pas évident non plus de trouver le ton juste lorsque Alice grandit, glisse vers des représentations et des mots plus adultes tout en restant prisonnière d’idées que son prédateur lui a inculquées depuis si longtemps. Qu’en penses-tu ?

Pépita : Ce déséquilibre que tu soulignes entre les différentes Alice est vraiment crucial dans ce roman,  comme pour mieux équilibrer son fil d’équilibriste aux yeux du lecteur d’un point de vue de construction littéraire ? J’aurais aimé un épilogue pour ma part, savoir la suite : arrestation, condamnation, même en quelques mots. Pour me rassurer.

Toujours est-il que l’Alice de 15 ans, je ne l’ai pas trouvée si crédible que ça : trop de mots d’adulte (ceux de l’autrice) et puis, oui, tu le soulignes, on a envie de crier aux adultes : vous ne voyez donc rien ? Même Alice fait l’inventaire à plusieurs reprises des personnes ressources auxquelles elle pourrait parler  : elles sont au moins trois dans son collège (dont une la questionne sur son mal-être), plus ses amis (qui s’inquiètent pour elle), et deux dans sa famille (père et mère). Elle est pourtant suffisamment proche de sa mère non ? Fille unique, une mère qui s’inquiète pour elle et qui ne voit rien, n’entend rien, ne doute rien (pourtant quelques situations soulignées par Alice elle-même auraient pu lui permettre de…ou même Alice les provoquer ?). Alice fait la remarque à deux reprises d’avoir eu au collège des conférences sur la sexualité et sur les prédateurs sexuels, et non, cela n’enclenche pas de réaction chez elle alors qu’elle a 15 ans et commence à percevoir que ce qu’elle vit n’est pas normal et lui fait très mal physiquement comme moralement.

Même Paola, la fille d’amis de Mondjo, le détraqué, abusée elle aussi par lui, devenue anorexique, ne suffit pas à lui ouvrir les yeux ? Et puis, elle voit bien Alice que cet entraîneur sportif abuse d’autres petites filles au club (celles aux joues rouges) et non, ça ne suffit pas à la faire parler à 15 ans auprès d'au moins une de ces personnes adultes qui lui tendent pourtant la main ???? C’est un aspect du roman qui m’a fait beaucoup m’interroger. Autant que son caractère trop cru. Car oui, si on affirme que ce roman est d’utilité publique, comme dit dans la postface par un médecin ayant autorité dans le domaine du suivi des enfants atteints d'agression sexuelle, encore faut-il que ce roman puisse arriver dans leurs mains, qu’ils le lisent (!) et que quelqu’un soit réellement présent pour recueillir leur parole. Dans la vraie vie, ce n’est pas si simple et chacun a son parcours… Je serais pour ma part plus favorable à des témoignages par des adultes venant dans les collèges et lycées pour permettre à une parole de se libérer en faisant son chemin.

Et toi, ces aspects-là du roman, ils t’ont aussi perturbée ou tu as un autre ressenti ?

Isabelle : Je pense que ce sentiment pourrait venir de ce que je disais plus haut : l’histoire d’Alice à 15 ans est très ramassée dans le temps. Il s’agit du moment où son malaise déborde, ses pensées fusent par à-coups comme des flashs, elle passe en revue les possibilités - elles sont multiples comme tu le dis - de parler pour mettre fin à cette situation horrible. Mais les souvenirs et les doutes l’empêchent d’y voir clair. De notre point de vue, il est évident qu’elle doit le faire mais il y a un blocage. Cela nous désespère d’autant plus que le temps est comme allongé dans cette partie du récit qui couvre quelques heures à peine. C’est malaisant et angoissant mais je pense que c’était important de montrer les freins à la libération de la parole, et là-dessus le roman m’a semblé juste. Il souligne à quel point c’est dur, mais exhorte les victimes à parler puisqu'Alice va en l’occurrence être largement soutenue. Tu as raison de dire qu’en réalité, les conditions peuvent être plus difficiles. Certaines victimes ne sont pas du tout écoutées ou soutenues, il y a de gros progrès à faire.

J’ai sans doute été plus mal à l’aise avec l'ambiguïté d’Alice, peut-être est-ce de cela que tu parlais quand tu disais qu’elle n’était pas crédible ? C’est très dérangeant de voir qu’elle se convainc qu’elle a été consentante à chaque moment, que son prédateur l’a initiée à ce que les enfants de son âge ne connaissent pas (elle les envie et les méprise tour à tour), qu’elle l’aime et se voit dans une sorte de rivalité avec sa mère. Cela montre, encore une fois, toute l’ampleur de l’emprise. Alice est complètement désaxée et ses raisonnements sont profondément perturbants.

Pépita : Oui je te rejoins totalement sur cette ambiguïté. Merci d’avoir mis les mots sur mon ressenti également sur ce malaise palpable, cette dépersonnalisation due à l’emprise.

J’aimerais aborder pour terminer la postface rédigée par un praticien hospitalier en charge d’enfants et d’adolescents qui ont subi ce type de violences. Elle affirme que ce roman est d’utilité publique. Je suis pour ma part un peu sur la réserve par rapport à cette affirmation que je comprends bien entendu dans l’esprit. J’ai trouvé d’abord que cette affirmation n’était pas contestable puisque légitimée par sa position. Car encore faudrait-il que ce roman arrive dans les mains des ados ! Et justement, comment libérer une parole alors que dans le roman, c’est  tout le contraire sur les ¾ ? Est-ce que le côté cru n'empêchera pas ce roman d’aller vers ceux auxquels il est destiné ? Je m’explique : en tant que prescripteur, on est obligé de prévenir sur ce côté cru, d’où un nécessaire accompagnement non ? Je m’interroge beaucoup sur ces limites-là. Qu’en as-tu pensé ? A vrai dire, on arrive à la fin de notre échange et ce sont ces questions-là qui l’ont provoqué !

Isabelle : La postface rappelle l’ampleur terrifiante des abus. Ces chiffres sont importants, donnent une sorte de cadrage au livre. Certes, on n’a pas forcément envie spontanément de (faire) lire une histoire de pédophilie, c’est un sujet éprouvant. Autour de moi, quand j’ai parlé de cette lecture, les réactions étaient très réticentes : “Dis-donc, tu choisis des lectures réjouissantes pour te détendre, tu vas faire lire ça à tes enfants ? Etc.” Et bien oui, je trouve important de parler de pédophilie, de mieux comprendre ce qui se passe et comment. Parce que ce qui est vraiment insoutenable, ce n’est pas ce roman mais bien ce dont il parle. Et je pense que la littérature peut contribuer à l’information, susciter la prise de conscience et motiver à parler (dans l’histoire, Alice finit par parler et encore une fois, pour moi, le fait que cela prend du temps peut aussi rassurer les victimes pour lesquelles j’imagine qu’il est souvent dur de dire ce qu’elles ont vécu). Donc je trouve le point factuel en postface éclairant.
Après, ça n’en fait pas un argument d’autorité sur ce que le roman apportera aux enfants : auront-ils envie de le lire, leur parlera-t-il ? On ne peut que le souhaiter, nous verrons. J’avoue que pour l’instant, je ne l’ai pas fait lire à mes enfants. L’éditeur le conseille à partir de 15 ans, ils sont plus jeunes. C’est utile, bien sûr, d’avoir des livres lisibles avant puisque les pédophiles s’en prennent justement à de (très) jeunes enfants, là ce n’est pas la cible je pense. Cela implique de dire les choses de manière moins directe ou crue, comme tu dis. Ce n’est pas évident de voir comment parler à hauteur d’enfant de choses aussi terribles tout en restant assez concret.e pour que, par exemple, des victimes puissent s’y reconnaître. En tant que bibliothécaire qui lis énormément, est-ce que tu connais des titres que tu trouves (plus) appropriés?

Pépita : C’est important ce que tu dis, pour ma part, j’ai vu 13 ans comme âge et je crois que l’autrice parle aussi de cet âge-là. Mais 15 ans, pourquoi pas ?
Je te rejoins sur la difficulté à le transmettre à son public et comme toi, je trouve ces chiffres absolument effarants et très certainement sous-estimés. Et comme tu le soulignes, quelle littérature sur ce sujet pour des plus jeunes ?   

Alors oui j’ai d’autres titres et je trouve que Sandrine Beau a ouvert la voie avec “La porte de la salle de bain” et ensuite avec “Le jour où je suis mort, et les suivants” mais aussi Arnaud Tiercelin avec “Tout renverser” et récemment Séverine Vidal avec “Plus jamais petite”. Je parle de ceux-là car je les connais, il y en a sûrement d’autres. Moins crus, plus dans la suggestion, je les trouve plus abordables, ce qui n’enlève rien au caractère littéraire très bien mené des Longueurs et au parti-pris de l’autrice. C’est énorme et salutaire que la littérature jeunesse et adolescente ne s’interdise aucun sujet.

Et vous, si vous l'avez lu, des réactions ?

Merci beaucoup à Isabelle pour cet échange si riche !

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Commentaires

  1. Avoir primé ce livre est un message fort, je trouve. Une lectrice me disait qu'elle avait eu beaucoup de mal avec ce texte. Ce à quoi j'ai répondu qu'il était essentiel et que la jeune fille que j'avais été aurait aimé "tombé" sur ce livre ou un autre, aussi bien écrit (je pense à Push de Heurtier, Six contre un de Alix...) dans une bibliothèque. Pour avoir les mots, se sentir moins seule et oser sortir du silence. Votre échange était très intéressant. J'ai réagi à ce texte plus avec les tripes qu'avec la tête, il faut croire.

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    1. merci de votre message ! beaucoup ont réagi avec leurs tripes je pense vu l'insoutenable de ce qui est écrit. ce roman m'interroge énormément, même après 2 lectures.

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